Livre audio de Luttons-nous pour la justice ?, note rédigée à Londres en 1943 dans le cadre des réflexions préparatoires sur la guerre et les conditions de reconstruction d'une société désirable, menées par Simone Weil en amont de la rédaction de L'Enracinement.
La note s'ouvre sur un passage de Thucydide cher à l'autrice, et maintes fois cité et commenté à travers son œuvre. Des Athéniens sont venus porter un ultimatum aux habitants de la petite cité de Mélos ; ceux-ci, impuissants, essaient d'apitoyer leurs agresseurs en faisant appel à leur sens de la justice. Les Athéniens répondent :
"L'examen de ce qui est juste, on l'accomplit seulement quand il y a nécessité égale de part et d'autre. Là où il y a un fort et un faible, le possible est exécuté par le premier et accepté par le second. Nous avons à l'égard des dieux la croyance, à l'égard des hommes la certitude, que toujours, par une nécessité de nature, chacun commande partout où il en a le pouvoir."
On sait de ce passage qu'il inspira à Weil une notion clé dans l'édifice de sa philosophie : sa conception de la force comme analogue à un gaz, naturellement déterminée à s'étendre autant qu'elle le peut. Ici, le commentaire qu'elle en fournit continue une autre idée esquissée quatre ans plus tôt dans L'Iliade ou le poème de la force : à savoir que, si le faible semble ne pas exister devant le fort, cela n'est pas du fait d'une cruauté particulière du fort, mais parce que le faible, n'ayant pas la capacité d'opposer de résistance au fort, ne peut lui signaler son existence — aussi le fort se meut-il au milieu d'une matière humaine où rien ne résiste à son mouvement, et tend spontanément à croire que seul son mouvement existe.
"Luttons-nous pour la justice ?" radicalise cette idée, pour en faire un principe épistémologique fondamental : l'être humain ne peut prendre connaissance de la réalité qu'autant que celle-ci lui oppose une résistance. À cet effet, elle emprunte l'image éloquente d'une vitre que l'œil ne peut apercevoir si elle est parfaitement limpide : il faut l'interposition de quelque reflet ou de quelque impureté pour que l'œil sache qu'il y a une vitre. De façon analogue, l'homme en radicale situation de faiblesse est pour le fort comme une vitre parfaitement translucide : rien ne s'interpose, rien ne signale son existence. À proprement parler, pour le fort, le faible n'existe pas :
"Là où il n'y a pas [d'obstacles], [la pensée] ne s'arrête pas. Ce qui dans la matière de son action ne constitue pas un obstacle — par exemple les hommes privés de la faculté du refus — est transparent pour elle comme le verre tout à fait limpide pour le regard. Il ne dépend pas d'elle de s'y arrêter, de même qu'il ne dépend pas du regard de voir le verre. Celui qui ne voit pas une vitre ne sait pas qu'il ne la voit pas. Celui qui, étant situé autrement, la voit, ne sait pas que le premier ne la voit pas."
Quelque chose, néanmoins, peut faire exception à cette tendance ordinaire, de sorte que la pensée, partout où il se trouve l'un de nos semblables, même en état de faiblesse, soit travaillée par la réalité de sa présence. Ce quelque chose est un désordre de l'âme, analogue au désordre que la faim constitue pour le corps. Des restaurants bordent la rue, et nous passons devant eux sans même relever leur présence ; mais ces mêmes restaurants arrêteront le mouvement d'un homme affamé, parce que la faim qui lui tenaille le ventre donne à la nourriture une épaisseur : celle-ci, désormais, oppose une résistance. Cette rue, indolore pour nous, a pour l'affamé la plénitude de la réalité.
L'équivalent pour l'âme de ce que cette faim est pour le corps, seul capable de donner à nos semblables la plénitude de la réalité, est ce que Weil appellera : "folie d'amour". Tout le reste du texte consiste à décrire le caractère irrationnel et pour ainsi dire pathologique de la folie d'amour, et à examiner ses relations avec l'obéissance et la liberté.
SOMMAIRE :
0:00 Titre & musique introductive
1:38 Luttons-nous pour la justice ?
28:04 Une larme, Moussorgski
♪♬ Musique : Une larme, de Modeste MOUSSORGSKI (1880), ici interprété par Jeno JANDÓ et disponible au lien suivant : [ Ссылка ]
◙ Tableau accompagnant la lecture : détail de La Clef des champs, de René MAGRITTE(1936).
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